GENESE ET NATURE DE CLASSE DE L’ANARCHISME

Une bonne partie de l’historiographie concorde pour assigner une cause précise à la genèse de l’anarchisme. Cette cause est généralement repérée en un double moment : d’une part l’arriération socio-économique, qui fait humus, de l’autre le contexte historico-dynamique qui voit le passage de l’économie précapitaliste à la forme moderne d’industrialisation. Ce contexte, qui concerne une grande partie des pays européens, constitue le cadre naturel de l’anarchisme. Celui-ci est donc " un produit du dix-neuvième. Il est, en partie, le reflet de l’affrontement entre les machines de la révolution industrielle et une société artisanale et paysanne"(3). Il en découle une conception du monde et de l’histoire caractéristique des classes sociales tournées vers le passé plutôt que vers l’avenir. Les anarchistes, en effet, " trouvèrent du succès surtout dans ces classes sociales qui, incapables de s’adapter à la tendance historique dominante. étaient en train de perdre influence et consistance " (4). L’anarchisme devient ainsi "un mouvement de déshérités, d’éléments repoussés aux marges de l’histoire du progrès matériel du dix-neuvième siècle"(5).

Toutes ces interprétations résument en un certain sens exemplairement l’opinion de tous (eux qui ont une lecture mythique, archaïque. voire poétique de la genèse de la pensée du mouvement anarchiste. Sous cet aspect, une telle genèse, plutôt qu’une naissance est une renaissance ou, mieux, un retour impossible. James Joll, par exemple conhuguant le composant de l’hérésie à celui de la raison comme causes concomitantes de la naissance de l’anarchisme, reconnaît dans la première une caractéristique récurrente (le ces mouvements qui appuient " la revendication d’une réforme sociale sur la foi dans la possibilité immédiate du Millénaire, combinaison de Jugement dernier et de retour à l’âge l’or du paradis terrestre " (6). La thèse est suggestive, mais débile et superficielle dans son argumentation. Elle est la conséquence d’une lecture Ilitive et sommaire de l’idéologie anarchiste. En refusant et en niant la validité supposée des lois, cette dernière semble aussi nier la complexité de la vie sociale : un monde sans lois ne peut être qu’un monde structurellement pauvre, socialement amorphe, culturellement simplet. Ces caractéristiques sont considérées comme les éléments naturels et constants de la doctrine libertaire, ce qui révélerait la perspective maladroite de son optique du pouvoir.- l’impossibilité de concevoir une vie sociale riche et complexe hors de la tutelle dominatrice des lois (7).

Main tenant, examinons cette thèse interprétative générale avec une attention particulière (étant donné son influence sur les historiens du pouvoir) afin d’en démontrer l’incapacité à expliquer complètement la genèse de l’anarchisme. Ainsi il s’agit de voir dans quelle mesure et de quelle façon l’anarchisme est caractéristique de pays arriérés comme par exemple l’Italie et l’Espagne à une certaine époque. Entendons nous bien, personne ne peut nier que l’Italie et l’Espagne d’alors n’aient pas été économiquement arriérées en comparaison d’autres pays européens ; nous voulons seulement remettre en question cette assimilation surtout en ce qui concerne la nature de classe de l’anarchisme. En effet, c’est justement sur ce thème extrêmement important que l’historiographie courante se perd dans des contradictions manifestes et insolubles. Si en Espagne et en Italie, l’anarchisme fut effectivement l’expression de classes subalternes arriérées par rapport à la forme capitaliste moderne de production, comment expliquer alors la naissance et la nature de classe de l’anarchisme en France ? Alors que l’anarchisme italien et espagnol est l’expression des masses paysannes et sous-prolétaires(8), l’anarchisme français se caractérise par une nette dominante de l’élément urbain et ouvrier(9).

Ces interprétations sociologiques diverses et contradictoires sur la genèse de l’anarchisme indiquent involontairement d’une part que CELUI-CI N’EST L’EXPRESSION D’AUCUNE CLASSE EXPLOITEE EN PARTICULIER (MAIS DE LEUR PRATIQUE REVOLUTIONNAIRE), tandis que de l’autre elles confirment indirectement le caractère unilatéral de toute position historiographique qui ne tient pas compte de son caractère SIMULTANEMENT INTERNATIONALISTE ET REVOLUTIONNAIRE. Caractère internationaliste qui s’exprime dans son pluralisme sociologique, idéologique et organisationnel. caractère révolutionnaire qui s’exprime dans le dynamisme de la lutte sociale chaque fois que cette lutte est le produit de diverses classes et strates sociales qui entrent DE FAIT en lutte ouverte contre l’exploitation économique et l’autoritarisme étatique.

Par conséquent les nœuds de la compréhension historique de l’anarchisme ne peuvent pas être dénoué par analyse statique de quelques-uns de ses épisodes qui se présentent à chaque fois sous des jours différents et contradictoires - par conséquent plus marqués par une dimension tactique que stratégique — mais par une vision globale de son développement. En outre ce développement ne se justifie ni ne s’explique s’il n’est pas interprété à travers une lecture correcte et précise de la pensée anarchiste.

Ce n’est donc pas la description géographico-économique qui est la clef de voûte de tout raisonnement visant à expliquer la consistance ou pas de l’anarchisme, comme, Santarelli le fait pour l’Italie(10), MAIS LA RECONSTITUTION DES MOMENTS REVOLUTIONNAIRES QUI CHAQUE FOIS QU’ILS SE MANIFESTENT, METTENT TOUJOURS L ANARCHISME AU PREMlER PLAN. Sous cet aspect, la série de luttes sociales qui parcourt I’Europe dans la seconde moitié du dix-neuvième n’est pas un indice suffisant pour retracer le parcours historique de l’anarchisme. Sur cette base on doit fonder l’orientation d’une recherche qui retienne de ces luttes les moments révolutionnaires, les risques d’affrontement intransigeant avec le pouvoir(11). Ce n est que de cette façon qu’on peut lire et interpréter, par exemple, les mouvements insurrectionnels des internationalistes italiens et espagnols dans les années l873-.77. Leur signification authentique et originelle ne doit pas être recherchée dans l’identification entre "jacquerie" paysanne et anarchisme, mais dans la situation spécifique potentiellement révolutionnaire qui caractérisait l’Italie et l’Espagne à ce moment là(12). Du reste. cette interprétation est étayée par la présence simultanée de l’élémént urbain et ouvrier dans la Commune de Paris (13). Mais on voit justement ici que ce qui est commun à cette dernière et aux mouvements insurrectionnels italiens et espagnols ce n’est pas le sujet sociologique qui change selon le contexte historique mais l’explicite lutte révolutionnaire pratiquée par les classes subalternes

Ce discours est également valable pour ce siècle-ci. La Russie, l’Allemagne, les Etats-Unis l’Amérique latine, l’Italie et l’Espagne voient différentes classes sociales exprimer historiquement l’anarchisme : les paysans d’Ukraine et d’Andalousie ne sont certes pas les ouvriers de la République bavaroise des Conseils ou de l’I.W.W. La multiformité des luttes et les contextes historiques particuliers résultent de la diversité des sujets et vice versa, mais si cette multiformité n’est pas ramenée aux objectifs idéologiques de I’anarchisme, elle demeure, comme on dit, ou "histoire sociologique " ou "histoire événementielle "(14). Certes, il ne suffit pas de parler d’une situation révolutionnaire pour qu’il y ait une présence et un développement de l’anarchisme. Si nous nous référons ici aux pays cités plus haut, c’est parce que ceux-ci furent soumis avec plus ou moins d’intensité à cet affrontement ouvert auquel nous avons fait allusion entre pouvoir et masses opprimées. Et, de plus parce que préfiguraient dans ces luttes quelques formes libertaires qui étaient l’expression spontanée des besoins collectifs traduits en termes d’autogestion, d’action directe, d’expérimentation libre, etc. Pour lire et interpréter historiquement l’anarchisme il faut donc une vérification et une confirmation continuelle entre pensée et action, fins et moyens, théorie et pratique. Voilà donc une première introduction à une EXPLICATION INTERNE du sujet historique examiné. On ne peut partir que de là pour effectuer une reconstitution qui comprenne et explique les liens organiques avec le contexte général