Lire Rubel
II
Louis Janover

L’œuvre et la vie de Maximilien Rubel se définissent par trois livres fondamentaux, par une revue qui défiait alors toutes les définitions intellectuelles de la recherche, par un travail d’édition équivalant à celui d’un institut, mais qu’il accomplit quasi seul au départ, avec ma collaboration soutenue ensuite et celle plus épisodique de traducteurs ou de re-lecteurs attentifs, au premier rang desquels il faut nommer Louis Évrard. Triptyque aux volets dialectiquement complémentaires et qui forment un ensemble parfaitement construit au service d’une même recherche.

Citons donc ces travaux : Karl Marx. Pages choisies pour une éthique socialiste, volume paru chez Marcel Rivière en 1948, repris en 1970 en deux tomes chez Payot sous le titre Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste. Le lecteur trouve dans ces extraits réunis par thèmes la quintessence du système de valeurs qui sous-tend l’analyse critique de la société capitaliste, cette éthique qui définit la finalité de la démarche de Marx et n’a nul besoin d’être explicitée en tant que telle pour exister. Le livre savant, qui met fin au mythe de Marx fondateur du marxisme, Karl Marx. Essai de biographie intellectuelle, fut publié chez Marcel Rivière en 1957, réédité en 1971. Rubel met entre nos mains le fil conducteur qui rattache la critique scientifique du mode de production capitaliste à la vie du paria dans la “ nuit sans sommeil de l’exil ”, en marge de la société savante et des idées dominantes. Marx critique du marxisme, paru en 1974 et réédité en 2000 par nos soins, rassemble des textes dont certains remontent aux années cinquante. La leçon matérialiste de Marx y est mise à l’épreuve des problèmes qui ont été au centre de toutes les polémiques et de tous les conflits qu’ont suscités les avatars d’un État se réclamant du marxisme comme idéologie de référence et de légitimation.

Viennent enfin les Œuvres de Marx, éditées dans la Bibliothèque de la Pléiade. Elles s’échelonnent ainsi : Économie I, 1963, Économie II, 1968, Philosophie, 1982, Politique I, 1994. La mort de Rubel est venue interrompre pour l’instant ce travail herculéen, ce qui était déjà une gageure impossible de son vivant apparaissant difficile à tenir sans autre appui. Précisons pour dissiper les malentendus tenaces qu’il ne s’agit pas des Œuvres complètes, mais des textes fondamentaux de l’auteur, portés par un appareil de notes dense et diversifié qui permet de mesurer l’évolution de la pensée de Marx dans sa continuité comme dans ses incertitudes, proches parfois du flottement ; dans son rapport aussi au mouvement ouvrier, à la pensée révolutionnaire et à l’immense littérature née dans son sillage. Dans ce même esprit, j’ai établi les Index de façon à recomposer cette œuvre “ à l’envers ” et à faire apparaître des connexions qui autrement n’eussent pas été forcément visibles. Le lecteur peut ainsi tracer des lignes entre les idées qui traversent les écrits et suivre lui-même le cheminement intellectuel.

Le volume Philosophie, paru dans la collection “ Folio Essais ”, sous le signe “ Marx philosophe critique de la philosophie 2 ”, présente dans une traduction modifiée le Manifeste communiste, précédemment recueilli dans le premier volume “ Économie ” de la Pléiade. Car si les regroupements en Économie, Politique, Philosophie ne respectent pas forcément la chronologie, ils permettent de reclasser les écrits selon un ordre organique pour relier entre elles les différentes étapes d’une réflexion souvent interrompue, et en souligner l’unité.

La revue Études de marxologie en témoigne elle aussi. Depuis sa création, en 1959, elle n’eut de cesse de reprendre l’étude de Marx ab ovo, en la délivrant de toutes les interprétations du marxisme, et de mettre en lumière l’importance de l’utopie dans cette œuvre et sa place dans le mouvement ouvrier et révolutionnaire. Consulter les sommaires de ces Cahiers est déjà une leçon de choses qui met à mal bien des idées reçues sur Marx et des cloisonnements stériles, l’anarchisme voisinant avec le communisme des conseils et l’utopie dans la même constellation théorique et pratique
Signalons, parmi les autres ouvrages de Maximilien Rubel, Karl Marx devant le bonapartisme (1960), étude reprise dans la collection “ Folio Histoire ” avec les grands textes “ politiques ” de Marx, et accompagnée d’une notice qui éclaire la problématique du bonapartisme à l’heure où la démocratie représentative semble devenue l’horizon indépassable et immobile de la domination politique. L’essai sur Stalin, publié en Allemagne (Rowohlt, 1975), réintroduit dans une problématique marxienne les questions posées par la montée au pouvoir de la bureaucratie et de son principal représentant. Nous avions sur le métier un Lexique de Marx dont les principales catégories ont été traitées de manière à reconstituer la pensée de Marx selon trois axes principaux : État, Anarchisme, Politique. Ces textes doivent être réunis en volume et présentés en un ensemble cohérent.