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V
Louis Janover

C’eût été pour Rubel tomber dans le lacis des mêmes controverses stériles que de ne pas voir derrière cette histoire dominée par la social-démocratie ou le bolchevisme la main invisible qui se faisait un jeu de laisser croire aux partis qu’ils étaient investis de la mission historique de diriger la marche de l’esprit dans le monde. Le capital est cette main qui tient les rênes, et la force de ce nouveau type de domination consiste à laisser l’attelage à lui-même. Il se figure qu’il va à son gré dans le sens qu’il désire, sous l’aiguillon du socialisme ou de la démocratie, mais il est mené vers ce à quoi il croit échapper.

La critique du bolchevisme était restée jusque-là enfermée sur elle-même, axée sur la responsabilité historique de ses dirigeants, comme hors l’histoire. Parmi les deux où trois choses nouvelles que Maximilien Rubel nous a apprises, une au moins nous aide à retrouver la raison pour comprendre comment le Parti, dit communiste quant à sa finalité, a pris la place de l’administration impériale dépassée ; comment il est devenu à son tour l’expression d’un déterminisme économique implacable qui représentait une des possibilités de l’évolution de la Russie. “ La croissance du capital en URSS ” (1957), texte clef de Marx critique du marxisme 13, nous montre que l’accumulation du capital qui, faute de ressources, tourne presque à vide sous Lénine et Trotski s’est développée sur une échelle gigantesque sous Staline. La fonction capitaliste a créé l’organe de répression adéquat. Une accumulation primitive planifiée et menée à bien par des moyens primitifs et modernes à la fois, cette ruse de l’histoire était bien faite pour déconcerter les esprits, mais elle ne changeait rien à l’histoire.

Comment Rubel explique-t-il la racine commune et la différence entre le capitalisme d’État et le capitalisme privé ? Par le caractère spécifique de la mise en œuvre du processus de production : pour lancer l’URSS sur la voie de l’industrialisation accélérée, les architectes du socialisme se sont délibérément érigés en instruments de la loi économique exposée dans le Capital, et qui tient en cette seule injonction : “ Accumulez, accumulez, c’est la loi et les prophètes ! ” Et les prophètes eux-mêmes n’échappent pas à la loi. Dès lors, tout s’enchaîne, jusqu’au bilan fatal, quand les frais d’entretien d’une machine bureaucratique largement parasitaire et la faiblesse de la productivité du travail liée à la pression exercée par le marché mondial scelleront le sort de l’“ Empire du Mal ” que d’aucuns croyaient, ou laissaient croire, capable d’avaler sur-le-champ le monde “ libre ”.

Appliquée à la société dite soviétique, la méthode d’investigation matérialiste rend compte des conséquences de cette dynamique, sans laisser peser la responsabilité historique de la tragédie sur les épaules des seuls bolcheviks et de leurs chefs. Il n’est guère alors que Rosa Luxemburg, isolée dans sa cellule, pour essayer de tenir la balance égale entre passion et raison et pour ne pas céder à la tentation mystificatrice : imputer à tel individu ce qui relève du système. C’est faire beaucoup d’honneur à Lénine, Trotski, Staline que de voir en eux les ordonnateurs de l’histoire, alors qu’ils se plièrent à titres différents à ses inflexibles ordonnances.

Aussi irrésistible qu’ait pu paraître leur action sur les événements, ne sont-ils pas finalement à l’image de ce que Georg Büchner dit des personnages de la Grande Révolution : “ l’écume sur la vague de l’histoire ” ? Le flot se retire-t-il, et voilà Gorbatchev contraint de devenir fossoyeur du régime et de céder la place à un Eltsine. Preuve que l’État ne peut être autre chose que “ la synthèse de la société bourgeoise ” (Marx) et ne saurait rien inventer qu’on ne lui dicte, comme le bonapartisme en fait foi en dépit des apparences contraires. La synthèse de classe a produit en Russie cet État bureaucratique hybride destiné à accoucher par la force la nouvelle société capitaliste.

Au regard de cette théorie, on ne saurait parler de “ dérive ” de la révolution en Russie, non plus que de trahison à propos des dirigeants, ni défendre l’idée que l’édification du socialisme aurait échoué faute de “ bases objectives ”. Ces interrogations, qui ont nourri une littérature inépuisable, apparaissent comme non pertinentes, purement spéculatives. Ce qui fut pensé en Russie correspondait en fait à l’objet réel de la révolution et, comme en témoigne leur bureaucratisation “ de l’intérieur ”, soviets et comités d’usine ne furent que le faible balbutiement d’un autre monde à peine entrevu. Et une fois sur cette pente, tout retour en arrière devenait impensable.

S’il existe une apparente contradiction, elle réside dans le décalage entre le développement des rapports de production, développement matériel, culturel et intellectuel, et la lutte des classes qui, au moment de crise, suit la ligne de moindre résistance et laisse entrapercevoir cet autre futur inaccessible. Mais l’issue dépend, comme dans toute lutte, du rapport des forces, et peut très bien s’achever par la ruine des classes en présence. Les conditions du socialisme ne dépendent pas mécaniquement d’un développement économique mathématiquement quantifiable, mais d’une situation dans laquelle l’existence d’une classe révolutionnaire devient un facteur “ matériel ” de première importance. Il en fut ainsi pour la Russie de 1917 où les soviets ont pesé pour introduire une nouvelle organisation du travail, avant d’être phagocytés par le Parti unique.

Dans leurs études sur les transformations de la Russie tsariste, Marx et Engels avaient déjà pressenti que l’inévitable révolution russe serait un 1789 suivi d’un 1793 aux effets incalculables. En tout état de cause, la Russie devrait passer de gré et surtout de force sous les fourches caudines du capitalisme – à moins qu’une révolution en Occident ne la sorte de l’ornière en donnant une chance à la commune russe de renaître. Le capitalisme d’État s’imposa. Mais chaque pas en avant, chacun de ses “ triomphes ” a rétréci la base même de son pouvoir, de cet immense appareil de coercition, et il s’est effondré pour resurgir sous une forme nouvelle quand un nouveau cycle de production a rendu nécessaire un allégement des frais de fonctionnement de la bureaucratie d’État. Quand on lit les pages de la Sainte Famille que Marx a consacrées à la Révolution française, on croit voir se dérouler sous nos yeux au ralenti le processus du retour à une propriété privée made in URSS.

C’est là où nous retrouvons l’autre face de la nécessité. Lénine, Trotski, Staline allaient tous dans le sens de l’histoire du capitalisme. Mais il existait d’autres formes de représentation et d’échanges mûries au cours des siècles en Russie. Elles ont trouvé leur répondant ouvrier pendant une brève parenthèse dans les soviets et les conseils d’usine. À quelles conditions eussent-elles pu devenir une voie d’avenir et avoir force de loi ? Question désormais sans objet pour une histoire sans sujet.

Les armées de Trotski n’auraient pas pesé lourd face à Makhno si la fonctionnalité des bolcheviks à l’échelle de la Russie ne leur avait donné le temps et l’espace pour voir venir et retremper dans le même réservoir immense leur pouvoir sans cesse tenu en échec. Finalement, ce sont les “ marxistes ” que Marx se refusait à suivre dans leur raisonnement sur l’inévitable triomphe du capitalisme en Russie qui ont eu raison de ses espérances 14. Cet exemple, longuement commenté par Rubel, permet de comprendre comment la théorie marxienne laisse sa place à la spontanéité dans l’histoire sans pour autant verser dans l’illusion d’une disponibilité sans barrière, grosse des plus lourdes déceptions.

Que le capitalisme d’état obéisse aux lois de l’accumulation dont le Capital a scruté l’origine, et que les forces spontanées qui eussent pu contrecarrer leurs effets aient été englouties dans la tourmente, en voilà assez à certains pour rendre Marx responsable de l’exploitation qu’a subie le peuple en URSS. Encore un peu, et l’explication vaudra pour justification de la chose même, et l’on accusera le médecin qui établit le diagnostic d’une pathologie d’être à l’origine de la maladie, les anarchistes d’avoir mâché la besogne à Franco ! De même, il n’est pas difficile aujourd’hui de comprendre pourquoi Marx, et les plus avertis des utopistes avant lui, faisaient appel aux exploités des pays dominants pour renverser la vapeur. La structure sociale est telle aujourd’hui que toute autre hypothèse relève de l’absurde et ne se conçoit même plus !

Redonner aux écrits de Marx leur propre espace dans la pensée de l’émancipation du xixe et du xxe siècle, les replacer dans la perspective qui fut celle de l’auteur du Capital (1867) et des écrits économico-philosophiques de jeunesse (1844), telle fut l’œuvre de Maximilien Rubel. En soi, cette démarche portait déjà la marque d’une sensibilité que nous pouvons dire libertaire, puisqu’elle allait à contre-courant de tous les groupes et de toutes les idéologies qui se disputaient alors la pensée révolutionnaire. Nous rattachons ici le mot libertaire à son expression la plus simple et la plus galvaudée : la liberté d’esprit d’un Joseph Déjacque qui n’hésitait pas à soumettre la pensée de Proudhon à sa férule quand il voyait poindre à travers elle un moralisme bien proche des pires pensées de la réaction.

Les textes de cet auteur, propres à décourager tout détournement libéral-libertaire, ont été exhumés au lendemain de mai 1968 et mis en lumière dans les Études de marxologie. Dans le flot de publications plus ou moins inspirées qui ont suivi les “ événements ”, la revue créée et dirigée par Maximilien Rubel a constitué un point de convergence de la pensée critique, réfractaire tant au marxisme institutionnel qu’à la logomachie des chapelles gauchistes. La leçon de prudence venait de loin.

Alors que les esprits les plus éclairés pouvaient encore nourrir l’illusion qu’un retour au vrai marxisme, au “ marxisme de Marx ” (Georges Sorel), serait l’antidote du stalinisme et des autres scléroses de la pensée révolutionnaire, Maximilien Rubel a souligné l’aporie d’une telle démarche. Les marxismes réellement existants avaient déjà leur fonction et la greffe d’un nouvel “ isme ” eût ajouté à la confusion. Le moment était venu d’opérer une mise à distance radicale, ce que l’on pourrait rapprocher du grand écart de Fourier. De négations en négations, chaque marxisme avait “ corrigé ” ou “ dépassé ” l’autre, mais toujours en ramenant la pensée de Marx à une logique partisane. Rubel sort du cercle infernal. Il est arrivé à supprimer toutes les médiations politiques pour retrouver une œuvre protéiforme, dont le noyau est resté réfractaire à tous les abus, à toutes les réductions commis au nom du matérialisme mécaniste et d’un économisme non moins réducteur. Et il a ainsi sauvé d’une mort programmée un mode d’explication de l’histoire qui nous est aujourd’hui des plus précieux pour nous y retrouver.

Séparer Marx du marxisme pour dégager la finalité éthique de sa pensée ne consistait pas, en effet, à revenir à la “ Moralité ” kantienne ni à réintroduire sa pensée dans une conception spéculative de l’évolution des idées. Cette conception, elle est récusée justement par la théorie marxienne de l’idéologie qui, si elle vise en premier lieu les jeunes-hégéliens, atteint bien d’autres cibles. Une partie du marxisme est restée fidèle à cet esprit critique, et Rubel n’a jamais manqué de rendre hommage à Rosa Luxemburg, marxiste s’il en fut ; et ses échanges intellectuels avec Anton Pannekoek, Paul Mattick et Karl Korsch montrent quel prix il accordait à l’intelligence théorique des marxistes. Mais par leur marxisme même, ils ajoutaient à l’inextricable confusion des tendances, alors que leur adhésion à cette théorie se réduisait en fait à ce qu’ils pouvaient trouver chez Marx lui-même. L’“ isme ” leur était en quelque sorte surajouté. Disons qu’on assiste avec Rubel à un “ sauvetage par transfert ” du marxisme qui, en revenant à Marx, récupère la richesse qu’il avait perdue par fragmentation.

C’est en effet le rapport de Marx au marxisme qui est en jeu. On sait que Marx s’accommoda mal de ce titre tardif, et que ce ne fut pas de sa part simple pose. Il fut forgé par Bakounine pour stigmatiser son adversaire, et repris par Engels qui voulait en faire un titre de gloire 15. Au-delà même des griefs contre les “ marxistes ” russes ou français, qui transformaient sa conception critique de l’évolution en théorie passe-partout de l’histoire, calée entre un déterminisme économique d’un côté et un volontarisme politique de l’autre, Marx ne pouvait adhérer à l’idée sous-jacente à cette appellation. Car la sacralisation onomastique était l’exacte antithèse de l’éthique impersonnelle du mouvement ouvrier qui est au cœur de son anarchisme et pose pour principe l’aporie insoluble de l’unité de la théorie et de la pratique. “ Dans les programmes de parti, il faut éviter tout ce qui laisse deviner une dépendance directe vis-à-vis de tel ou tel auteur ou de tel livre ”, écrit-il à Hyndman le 2 juillet 1881.

Le marxisme politique, explique Rubel, a greffé sur la théorie de l’auto-émancipation marxienne, de caractère anarchiste, une théorie du pouvoir et de la transition qui transfère à une organisation de type blanquiste la conscience de la finalité et des moyens de l’émancipation ouvrière. Cette théorie s’est incarnée dans la social-démocratie, représentée tant par Kautsky que par son disciple Lénine.