René Furth
Minorités ethniques et Nationalismes

article paru dans Interrogations N°5 Décembre 1975

LE DÉBAT ouvert dans le n°2 d’Interrogations sous le titre restrictif de « la récupération de mai 68 » (mais élargi et diffracté dans tout un jeu de titres et contre-titres : « l’irrécupérable mai 68 ». « les révolutions mortes et les autres », « révolutions vivantes ») ne peut se bloquer sur l’« événement » et ses retombées immédiates. Ce qui est concerné en première ligne, c’est ce qui reste vivant. Ce qui a fait irruption dans la crise et reste actif aujourd’hui.

Les contradictions propres au « mouvement de mai » - et qui se relient aux contradictions de la société globale - continuent de proliférer dans les dynamiques qui l’ont impulsé et qui le prolongent. Elles sont particulièrement évidentes dans un courant qui ne cesse de gagner en ampleur, le régionalisme. Dans la mesure où il met en cause l’Etat centraliste, son idéologie unitaire, ses moules homogénéisants qui ont atrophié dans les « départements » de multiples formes de vie sociale et culturelle, le régionalisme rejoint 1e grand mouvement centrifuge de la dissidence moderne. Mais en même temps il nourrit lui-même de nouvelles (. . . et pas toujours si nouvelles que ça) figures du nationalisme. Son argumentation, quand elle plonge dans le grand temps immémorial pour se prévaloir du passé glorieux d’un Etat antérieur à la Nation française, tend à perpétuer « ce leurre meurtrier : que seuls ont droit à l’existence reconnue et approuvée - bref à l’existence - les groupes humains qui ont au moins une vocation étatique » (Richard Marienstras). Et l’appel à l’union nationale - occitane ou bretonne - contre l’impérialisme français implique un « dépassement » de la lutte des classes qui n’est pas dans la logique de 68. (Encore faudrait-il y regarder de plus près : une certaine idéologie « quotidienniste » en arrive à renvoyer au musée l’action du mouvement ouvrier.)

Le régionalisme n’est pas issu de mai 68, il a déjà une longue histoire. Mais il y a subi une mutation ou, plus exactement, un nouveau type de régionalisme est apparu, qui est une composante de la vie politique anti-institutionnelle. Même si dans l’enchevêtrement des pratiques il n’est pas toujours facile de saisir le partage entre le régionalisme anti-autoritaire et le régionalisme « nationalitaire » (terme dans le vent sous lequel se camouflent les nationalismes minoritaires), il faut maintenir la distinction pour ne pas laisser le champ libre aux seuls nationalistes en leur permettant d’accaparer l’ensemble d’un mouvement social.

A s’en tenir à l’idéologie et aux objectifs des organisations et partis « nationalitaires » on peut considérer effectivement que tout un ensemble de revendications spécifiques et d’impulsions subversives sont récupérées à travers une idéologie nationale qui est un puissant facteur d’intégration au service de l’Etat capitaliste. Et cette analyse réductrice en termes de récupération et de mystification est à faire pour dévoiler un des aboutissants du régionalisme. Ce serait une erreur pourtant de négliger un courant plus diffus, qui irrigue sans doute les micro-nationalismes, mais qui circule de manière beaucoup plus immédiate dans le réseau des luttes fragmentaires. [1]. Comme le relève Semprun-Maura dans son article d’Interrogations, un des acquis essentiels de mai 68 est l’éclatement de « la barrière arbitraire, répressive, entre vie quotidienne et activité politique ». Cette rupture a des implications diverses, qui dépassent la sphère d’influence du gauchisme : c’est le fait, par exemple, que même les revendications ouvrières mettent de plus en plus l’accent sur la condition globale du travailleur (donc sur tous les aspects de sa vie quotidienne, de l’organisation du travail au transport, de l’habitat à la discrimination sexuelle). Surtout, les revendications ne sont plus seulement celles du travailleur, mais des femmes, des jeunes, des usagers d’un espace particulier.

La part des revendications spécifiques, donc fragmentaires puisque chacune d’elles ne vise dans un premier temps qu’un aspect de la condition globale, prend une importance croissante. La prise de conscience d’une aliénation particulière au niveau de la langue, de la personnalité culturelle et de la situation géographique, s’inscrit tout naturellement dans une agitation alimentée par toutes les frustrations de la vie quotidienne.

Les interférences entre toutes les séries des luttes anti-institutionnelles peuvent d’ailleurs se constater très empiriquement sur le terrain quand les régionalistes se retrouvent avec les écologistes, les antimilitaristes et toutes les variétés de la nébuleuse gauchiste dans les actions menées contre l’extension d’un camp militaire ou l’implantation d’une centrale nucléaire. Les mêmes confluences, qui amènent aussi un brassage plus ou moins superficiel avec la population concernée, se réalisent à l’occasion des fêtes organisées sur des vestiges de traditions locales ou des festivals de musique pop (celtique, occitane).

L’enjeu de cet article sera de prendre en considération la revendication régionaliste et de chercher à voir ce qui échappe au nationalisme et même s’y oppose. Le fait même de l’insérer dans la perspective générale du mouvement anti-autoritaire actuel n’apportera certainement pas une clarification suffisante puisqu’il n’est guère possible de se référer à une théorie claire de ce mouvement. Il est possible d’échapper aux contradictions qui guettent un propos de ce genre en déniant tout potentiel émancipateur au courant régionaliste, en le mettant tout entier au compte de nostalgies passéistes ou de replâtrages nationalistes. Les bribes d’informations, les amorces d’idées et les... interrogations que je propose ici sont d’autant moins à l’abri de telles contradictions que la « position de l’observateur » entre fortement en jeu : mon « enculturellement » français n’a pas recouvert complètement les empreintes primitives de l’ethnie alémanique et je continue de vivre dans une ville qui, avant de devenir provinciale, a été une république, carrefour d’échanges culturels, ville d’Empire (germanique) jouissant d’une large autonomie... (Par compensation, elle s’affuble maintenant du titre de capitale européenne). C’est par ce genre de considérations que s’infiltre le nationalisme.

Autre handicap : le régionalisme alsacien est tellement embryonnaire et confus qu’il ne permet aucune réaction vigoureuse contre ses penchants rétrogrades. Sa chance, par contre, c’est qu’un nationalisme alsacien ne pourrait être qu’un... nationalisme allemand. Les souvenirs de la dernière guerre favorisent peu cette option.

La France, Babel patoisante

DANS ce qui suit, l’information proprement dite sera réduite à sa plus stricte expression. Elle est à faire pourtant, et je compte sur la bonne volonté des lecteurs qui pourront facilement la trouver ailleurs. Le fait que la France englobe (en plus de la Francie, comme disent certains) sept ethnies parlant encore des langues et dialectes particuliers est en effet délibérément occulté. On rencontre encore à Strasbourg des « Français de l’intérieur » (oui, ça se dit encore et même « Français » tout court) qui s’étonnent d’entendre autour d’eux un langage guttural et se demandent s’ils n’ont pas franchi la frontière par mégarde. Les jeunes générations sont peut-être mieux informées, puisque le nouveau « folk-song », qui puise son répertoire ou son inspiration dans les fonds ethniques, a levé un peu le voile pudique.

Pour de plus amples renseignements, on pourra se reporter par exemple aux livres de Robert Lafont, militant occitan qui apporte sur l’ensemble de la question une information regroupant les éléments historiques, culturels et économiques, et qui propose des solutions dans le cadre d’un réformisme socialiste et fédéraliste [2]. La revue les Temps modernes a publié un numéro triple (324-326) de quelque 550 pages sur les Minorités nationales en France où s’expriment, comme le titre l’indique, « nationalitaires » et « nationalistes révolutionnaires » (contient une bibliographie).

Dans son sens le plus général, on définit comme ethnie une collectivité présentant certains caractères distinctifs communs de langue et de culture, avec ce que cela implique de facteurs géographiques et historiques. On ne parle plus guère des facteurs biologiques (c’est-à-dire surtout raciaux), sinon en termes ... d’hématologie. La question de la langue est au noyau de la « conscience ethnique » : tous les régionalismes rayonnent autour d’une spécificité linguistique. La Bourgogne, jadis si jalouse de son indépendance, et la Normandie n’ont pas été atteintes par le virus. Il n’existe aucune statistique précise sur la pratique des langues en France, et je ne me rappelle pas que le dernier recensement ait comporté une question sur ce sujet... Les chiffres qui vont suivre, glanés par-ci, par-là, et variables selon les sources, constituent au mieux des évaluations.

L’Occitanie. - Sur 13 millions d’habitants (une trentaine de départements), 6 millions comprendraient encore l’occitan, et un million et demi le parleraient encore quotidiennement. En volume, l’occitan est une langue d’importance moyenne, la plus importante des langues « minoritaires » dans l’Europe actuelle. « La grande affaire culturelle en France, du XIII` au XX` siècle, a été de ’digérer’ l’ethnie occitane » (R. Lafont). C’était au début du XIII` siècle, avant la Croisade des Albigeois (devenue une référence quasi-mythique pour les « anti-impérialistes » occitans), une communauté culturelle créatrice et irradiante. Au XIX` siècle encore, les Occitans se targuent de posséder « la seconde littérature de France ».

Les 6 autres ethnies « allogènes » se répartissent à la périphérie, et restent linguistiquement rattachés à des ensembles plus importants ayant parfois le statut de langue nationale.

La Corse. - Vendue par Gênes à Louis XV en 1768, l’île résiste par les armes et la France doit engager un corps expéditionnaire de 50 000 hommes. Suivent vingt années de pacification implacable. Les régionalistes corses rappellent qu’avant l’annexion, leur île a produit « le premier Etat démocratique » : la Constitution de 1735 instaurant la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, soumis tous les trois au suffrage populaire.

200.000 habitants parleraient encore le corse qui « contrairement à beaucoup d’idées reçues, n’est pas un dialecte italien, et qui est beaucoup plus proche du latin que l’italien classique » (Jean Albertini).


La Catalogne.
- Sur les 8.400.000 usagers du catalan (surtout en Catalogne espagnole ou « Principat », en Andorre, dans les Iles Baléares), quelque 150.000 seulement vivent dans le Roussillon, réuni à la France par Richelieu (Traité des Pyrénées, 1659). Là encore, une révolte est noyée dans le sang (1674) et le pays est soumis à une francisation forcenée. Un édit royal de 1700 prescrit de ne rédiger les actes juridiques qu’en français.

Le Pays basque (Euzkadi-Nord). - Autre ethnie partagée entre deux Etats centralistes ; un dixième seulement du territoire est français. Les militants basques rappellent qu’ « entre la Garonne et l’Ebre, un Etat souverain et indépendant a duré pendant treize siècles » (jusqu’en 1512). Près de trois millions d’habitants vivent sur des territoires de parler basque, dont 600.000 à 700.000, du côté espagnol, pratiquent encore la langue. Il en resterait 80.000 du côté français. La langue, une des plus anciennes d’Europe, est sans rapport avec les langues voisines. La résistance « nationalitaire » est vive surtout en Euzkadi-Sud, et se conjugue étroitement, dans ses organisations les plus radicales (ETA) avec la lutte contre le franquisme.

« Le tiers sud du territoire français, peuplé de Basques, de Catalans, d’Occitans, de Corses, n’est pas ethniquement français. » (Robert Lafont.)

La Bretagne. - Le breton est encore parlé quotidiennement par 500.000 personnes et constitue ainsi, après le gallois, la langue celtique la plus vivace. Uni à la France en 1481 par le mariage de Charles VIII avec Anne de Bretagne, le duché (grande référence historique des nationalistes bretons) est annexé depuis 1532. Le mouvement breton, sans doute le plus connu, est avec l’occitan le fer de lance du régionalisme et du micro-nationalisme en France.

La Flandre (Westhoek) est le prolongement de la Flandre belge. Sur ses 300.000 habitants, le tiers, vivant autour de Hazebrouck et dans la partie rurale de l’arrondissement de Dunkerque, parle encore une forme dialectale du néerlandais.

L’Alsace et la Lorraine thioise. - L’Alsace est rattachée à la France depuis 1648 (Traité de Westphalie) mais les villes libres ne sont pas pressées de se rallier ; Strasbourg, investie en pleine paix, capitule en 1681 et Mulhouse, alliée des cantons suisses, échappe à la souveraineté française jusqu’en 1798. Rendue à l’Allemagne en 1871, reprise en 1918, reperdue en 1940 et récupérée en 1944, l’Alsace est restée marquée par ce jeu de balançoire diplomatique et militaire.

La très grande majorité de la population (80 % ?) parle quotidiennement des dialectes allemands ; il en va de même en Moselle (l’« Alsace-Lorraine » est un concept bismarckien consécutif à l’annexion de 1871). Deux quotidiens alsaciens publient, en plus de leur édition française, une édition allemande dont les pages sportives et certaines rubriques culturelles sont cependant rédigées en français ; le troisième est bilingue. La pratique de l’allemand littéraire se perd, mais les émissions de la TV allemande, très suivies, maintiennent le contact.

La grande référence historique régionaliste se fonde sur la contribution très féconde de l’Alsace à la culture allemande jusqu’au XVI` siècle, en particulier pendant la période humaniste et la Réforme.

La politique du français national

Construite sur la base d’annexions, la France a été francisée tout au long d’une politique d’assimilation qui portait d’abord sur la langue. Dès 1539, l’édit de Villers-Cotterêts, qui introduit l’usage du français pour la rédaction de tous les actes notariés, en fait la langue administrative du royaume et discrédite du coup les autres langues. Avec la création de l’Académie française, ce ne sont pas seulement les parlers « provinciaux » et les cultures des pays conquis qui sont menacés, mais la langue française elle-même va se trouver « normalisée », édulcorée, ratissée ; coupée de ses sources populaires, elle perd sa richesse expressive et sa faculté de renouvellement. Entre la langue de la minorité « cultivée » et le bas langage du peuple va s’installer un abîme croissant. Plus généralement, la brillanté culture de cour qui se concentre à Versailles entraîne la décadence de toutes les formes de la culture populaire et « provinciale ».

Sur ce plan, la Révolution va suivre la ligne tracée par l’absolutisme monarchique. Avec une exception notable : la vie politique bouillonnante des clubs et des sociétés populaires va revigorer et renouveler considérablement le français. Mais elle n’en malmène que plus durement les langues minoritaires. Il s’agit d’abord d’un effet tout spontané et ce moment déterminant révèle bien l’ambiguïté du débat linguistique. La nouvelle pratique politique active fortement la propagation du français à travers les clubs, les réunions, les fêtes civiques, à travers une volonté de communication généralisée. De larges secteurs de la population se mettent au français par enthousiasme pour la Révolution et par « dévouement » à ses idéaux. Plus profondément, la Révolution crée une adhésion à la France : ce n’est pas seulement le cas pour les Niçois et les Savoyards, mais pour les Alsaciens qui pour la première fois glissent résolument dans l’aire politique et culturelle française. C’est un point d’histoire que les nationalistes périphériques oublient volontiers.

Bientôt, cependant, une guerre systématique sera menée contre les patois, et ce terme même restera jusqu’à maintenant un efficace instrument de la guerre linguistique. C’est sous la Convention montagnarde de 1793 que se fait le grand tournant et s’instaure la « terreur linguistique ». Dans les premières années de la Révolution, par la force des choses, les décrets et textes officiels sont traduits dans les parlers des différentes régions. A partir de 1793, les représentants de la Nation décident d’en finir avec la « Babel patoisante de l’Ancien Régime ». Il s’agit maintenant d’« uniformiser la langue d’une grande nation de manière que tous les citoyens puissent sans obstacle se communiquer leurs pensées » et de détruire du même coup des erreurs séculaires puisque « c’est surtout l’ignorance de l’idiome national qui tient tant d’individus à une si grande distance de la vérité » (Rapport de Grégoire).

La défense nationale apporte des arguments supplémentaires, puisque les ennemis de la Révolution risquent de comploter dans des patois inintelligibles ou, pis encore, intelligibles à l’ennemi extérieur. Mais de toute manière, il était dans la logique de l’idéologie démocratique bourgeoise de ne reconnaître aucun autre rapport politique que le rapport direct du « citoyen » atomisé avec l’Etat, en supprimant tous les « agglomérats », et l’idiome particulier était un facteur d’agglomération.

En décembre 1793, le Comité de salut public interdit l’usage de l’allemand en Alsace. Des solutions plus énergiques sont d’ailleurs proposées : la déportation des Alsaciens ou « une promenade à la guillotine pour opérer leur conversion » . [3]

La guerre contre les « idiomes grossiers qui prolongent l’enfance de la raison et la vieillesse des préjugés » (toujours Grégoire) sera reprise par l’école de la III` République avec tout l’arsenal idéologique emprunté à la Révolution. Sans doute, le processus d’uniformisation était en cours depuis le XVIII` siècle sous la pression de la nécessité des échanges économiques dans le développement du capitalisme. Mais ce sera la tâche de l’école d’inculquer un « français élémentaire » préparant le futur travailleur à la langue du contrat de travail et du commandement, le préparant aussi à se déplacer suivant les lois du marché de l’emploi. Cette langue unifiée, véhiculant les valeurs de la Nation, du centralisme, du travail et de la discipline exclut d’ailleurs fort logiquement toute mention positive des formes d’opposition ouvrière et des luttes sociales. (Les termes concernant la grève, par exemple, n’apparaissent longtemps que dans des expressions empruntées aux parlers locaux.) En même temps se diffuse une histoire tout aussi élémentaire qui a pour mission d’expurger la mémoire collective des traces d’une histoire non française, c’est-à-dire non bourgeoise.

D’autres impératifs vont renforcer la nécessité de forger une langue et une conscience nationales unitaires : la constitution de l’Empire colonial exige des troupes convaincues de la valeur de la civilisation française et débarrassées de tout sentiment d’un impérialisme français subi « à l’intérieur même » ; et l’inégal développement économique demande cette mobilité de la main-d’œuvre que facilite le français élémentaire.

Des nostalgies poétiques au « nationalisme révolutionnaire »

A PARTIR de la Révolution, le combat contre les langues régionales apparaît en surface comme un combat pour la culture et contre l’ignorance, comme un combat laïque et républicain. C’est là certainement un aspect de la question, et cette coloration progressiste a longtemps caché l’assimilation autoritaire, le dressage économique et le refoulement de langues qui avaient nourri des cultures fécondes et tissaient encore l’essentiel des relations quotidiennes dans de larges milieux populaires. Cette répression est ressentie dans la frustration, l’humiliation et le retrait ; elle appauvrit la vie sociale et bloque les évolutions au lieu de les accélérer. La déconsidération des « patois » conduit à la déconsidération des activités et des préoccupations de la vie quotidienne. L’écart n’en sera que plus grand et plus démobilisant entre les nobles affaires (dont la « politique ») traitées en français et le trivial affairement des « basses couches » populaires. Revaloriser la langue minoritaire, c’est aussi rendre sa dignité au quotidien.

La résistance à la politique linguistique prend corps dès le XIX` siècle. Dans cette première étape elle est presque exclusivement le fait d’érudits et de petits notables nostalgiques, amoureux de leur littérature en perdition mais sans compréhension pour les problèmes sociopolitiques de la langue populaire réprimée.

La dégustation élitaire et morose de beaux textes laissés pour compte, le souvenir des structures étatiques abolies vont les détourner du présent et les coincer dans un « apolitisme » conservateur. Et souvent, la défense de la langue ethnique est aussi considérée comme un barrage contre les idées subversives diffusées par le français. Le clergé joue un rôle actif dans cette tentative de prophylaxie, et la gauche se verra confortée dans son centralisme. De plus, cette défense élitaire, et au mieux folkloriste, contribue de son côté à l’effacement des traditions de contestation et de lutte populaires.

La période de « revalorisation », avec ses perspectives provincialistes et conservatrices, se poursuit jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Elle connaît une intensification dans les années 30, en partie par la contagion des combats pour l’autonomie qui se mènent alentour (Irlande, Catalogne). Quand elle débouche sur la politique, c’est pour exiger des solutions administratives et constitutionnelles. Les partis de gauche, par suite à la fois de leurs traditions centralistes et des tendances souvent réactionnaires des autonomistes, se méfient et restent à l’écart, à l’exception, par endroits, du parti communiste (Bretagne, Alsace). La guerre aggrave encore la méfiance puisque certaines têtes de file de l’autonomisme vont collaborer avec les nazis.

La remontée sera difficile. La résistance, puis les guerres coloniales, ont renforcé le nationalisme français. Mais des revendications d’ordre linguistique et culturel refont surface, et elles obtiennent certaines satisfactions : la loi Deixonne (1951) institue, à titre facultatif, l’enseignement des « langues et dialectes locaux », mais ne concerne que le basque, le breton, le catalan et l’occitan. En 1952, sous la pression de l’opinion publique, l’enseignement de l’allemand est réintroduit dans les classes de fin d’études primaires en Alsace.

Une nouvelle période va s’ouvrir vers 1955. Marquée par le « tiers-mondisme », elle va renouveler les analyses et les objectifs régionalistes. Sous l’influence du mouvement de décolonisation et de la lutte contre l’impérialisme français, va surgir l’idée de la « colonisation intérieure ». C’est le constat des inégalités de développement économique et social sur le territoire national, des disparités introduites par la progression sélective de l’industrialisation au XIX` siècle, par les crises agricoles, les crises de dépeuplement et de surpeuplement. La dénonciation d’un sous-développement régional, qui conduit au chômage et à l’émigration, vient ainsi se conjuguer avec la conscience plus ancienne d’une aliénation culturelle.

Cette période coïncide avec une agitation sociale accrue : grands mouvements paysans, grèves comme celles de Decazeville (1961-62) où se manifeste une véritable solidarité régionale avec les grévistes. Des organisations de gauche se forment : l’Union démocratique bretonne, le Comité occitan d’études et d’action. Les attentats du Front de libération de la Bretagne rencontrent une compréhension et une solidarité inattendues.

Deux tendances principales se développent ainsi. Un « nationalisme révolutionnaire », qui cherche à faire le joint entre « libération nationale » (à l’image du Tiers-Monde) et lutte des classes, en arrive, dans certains cas, à poser la libération nationale comme préalable à la libération économique et sociale. Ainsi l’ETA basque, qui n’hésite pas à proclamer l’unité du « peuple basque » (classe ouvrière et petite et moyenne bourgeoisie nationale) contre l’oligarchie espagnole. Le mouvement Enbata, en pays basque français, adopte des positions similaires.

Le réformisme « nationalitaire », qui se recommande parfois du programme commun de la gauche, milite pour un développement régional qui pourrait être l’œuvre d’institutions comprenant une assemblée régionale élue au suffrage universel direct, un conseil économique et social, un exécutif régional. A la suite de Robert Lafont, il s’attache à montrer que, si l’on passe outre au découpage artificiel des départements, il devient possible d’envisager des régions cohérentes tenant compte à la fois de la configuration économique et des spécificités ethnoculturelles. Cette conception de la régionalisation s’ouvre sur la perspective d’un fédéralisme européen... dans une « Europe des peuples » qui ne serait plus « l’Europe des affaires ». Un glissement à droite peut amener ce type de réformisme vers l’ornière la plus traditionnelle du nationalisme : au nom du développement régional, en appeler à l’union nationale contre les luttes sociales, pour remettre les « justes revendications » au jour où l’économie régionale aura atteint un degré suffisant d’équilibre et de prospérité. La bonne vieille manière de « se retrousser les manches ».

Le schématisme de cette présentation rend très mal compte de la diversité des tendances qui s’entrelacent au sein du mouvement régionaliste actuel (... et il ne mentionne même pas les organisations nationalistes réactionnaires qui, comme le Parti nationaliste occitan, ne s’épargnent pas les pires aberrations xénophobes ni la détermination des frontières « au poil d’herbe près »). Le débat sur le régionalisme traverse la plupart des courants socialistes, et vient confluer avec les discussions sur l’autogestion. Le mouvement libertaire, réticent de par son opposition à toute forme de nationalisme, à néanmoins vu se constituer une Fédération anarchiste-communiste d’Occitanie publiant « Occitanie libertaire ».

Une critique méthodique des nouveaux nationalismes régionaux, et de l’idéologie nationale en général, a été menée par la revue la Taupe bretonne
 [4]. Il s’agit d’une déconstruction systématique, sur des bases marxistes, du nationalisme « qui s’est toujours manifesté, dans l’histoire des pays capitalistes, comme l’idéologie à chaque fois spécifiée d’une bourgeoisie constituée et d’un Etat déterminé dont il légitime le pouvoir et justifie la politique économique contre les autres bourgeoisies et leurs Etats (c’est-à-dire leurs marchés nationaux », leurs dépendances coloniales et leur sphère d’influence) et contre le prolétariat tombant directement sous le coup de leur exploitation et de leur domination. » Dans ces analyses, les micro-nationalismes sont les alibis d’une restructuration de l’espace du pouvoir capitaliste

- en servant les intérêts des trusts multinationaux qui ne peuvent plus s’arranger des frontières traditionnelles des Etats et tendent à promouvoir des régions « transnationales » à l’intérieur du marché européen ;

- en s’activant pour une « autonomie régionale » qui, en fait, viendrait compenser une administration centralisée de plus en plus lourde à manier par une « décentralisation hiérarchisée et réglée des centres d’exécution ».

Malgré la rigueur des analyses et la profusion des documents (surtout des textes de régionalistes bretons), le travail hypercritique de la Taupe reste unilatéral et partiel dans la mesure où les parallèles établis entre la « réalité » (les rapports de production) et « l’idéologie » ne laissent aucune place à la prise en considération des revendications régionales et des mutations qui s’opèrent au niveau des mentalités et des rapports sociaux. Et c’est peut-être cette incapacité de percevoir le champ sociologique de l’effervescence régionaliste qui a provoqué la disparition de la revue.

« Révolution culturelle »

LA RUPTURE de mai 68 a précipité vers l’un de ses termes possibles la combinaison des revendications socio-économiques et ethnoculturelles qui s’était faite dans la période précédente. L’un des aboutissants de cette combinaison est la fixation sur un appareil, mini-Etat ou relais décentralisé, de la volonté de bouleversement social et des aspirations à une particularité retrouvée et reconnue. C’est là créer de nouveaux blocs homogènes s’enfermant sur leur particularisme, combattant les impulsions divergentes et les influences étrangères au nom de l’unité reconquise. A l’autre pôle, les revendications régionales venaient éclater dans la constellation des luttes intermittentes, ponctuelles, diversifiées qui dans toutes les dimensions de la vie quotidienne dévoilent et contestent les incrustations du pouvoir.

Mai 68 a été « une crise de la société ». Une crise de la société (c’est-à-dire des rapports sociaux, ou de certains rapports centraux) peut survenir, se dérouler, s’aggraver, sans qu’il y ait « crise économique », ou « crise politique », dans l’acception classique de ces termes. Une telle crise ne se limite pas à la « culture », bien qu’elle l’ébranle. Elle va plus loin ; elle atteint les « valeurs » systématisées ou non, les « motivations », en bref, les structures (idéologiques) » [5].

La culture, au sens étroit, était mise en cause sur deux plans différents et apparemment opposés. D’abord un savoir élitaire, diffusé sélectivement et fonctionnellement, selon des canaux de plus en plus contrôlés, qui tendaient à la reproduction pure et simple des rapports de production existants ; et, sur le même plan, une vie intellectuelle et artistique de plus en plus formaliste et ésotérique.

A un autre niveau, plus général, c’était (éprouvée le plus souvent sans formulation explicite) une protestation contre la « culture de masse » et plus profondément contre la condition de dépersonnalisation, de passivité et de solitude qui sous-tend sa diffusion. Le bourdonnement et les clignotements ininterrompus des mass media ne pouvaient effectivement qu’aggraver la dépersonnalisation du travail, des transports, de l’habitat. Se retrouver un tissu breton ou alsacien, c’était déjà se sentir moins vide, moins mécanisé, moins seul aussi.

Les non-conformités introduites par les spécificités régionales sont déjà le support d’une acceptation de la différence, premier pas vers une revendication de la différence. Elles constituent aussi des lignes de jonction le long desquelles pourra se refaire une resocialisation, l’ébauche d’une nouvelle vie collective.

La logique du pouvoir technocratique - comme on l’a dit déjà pour la démocratie bourgeoise - tend à disloquer toutes les formes de sociabilité pour pouvoir recombiner, selon les besoins de sa gestion et de son administration, des unités atomisées, interchangeables, différenciées seulement en fonction d’étroites spécialisations mécaniques. A cet égard, tout regain de vie sociale est une défense contre le pouvoir. Un progrès important dans la voie de l’individuation et de la socialisation est accompli quand s’est opéré le passage du sentiment d’isolement et de massification au sentiment de minorité. Se sentir minoritaire, avec un minimum d’affirmation et de provocation, est une ouverture sur le collectif (minoritaire avec d’autres) et la contestation. La décomposition homogénéisante achoppe ici sur un mouvement de recomposition sociale qui est perceptible aussi dans les différentes tentatives de vie communautaire.

Le succès des universités d’été régionales, les rencontres avec les autres minorités ethniques, vont dans ce sens, et constituent en même temps un antidote contre le nationalisme. A cela s’ajoutent les convergences avec des groupes différents, dont l’aliénation et les revendications se fondent sur une spécificité : femmes, immigrés, vieux, minorités sexuelles. Ces rencontres peuvent avoir par ailleurs une efficacité critique et démystificatrice : les « femmes en lutte » ont certainement leur mot à dire sur certaines « traditions populaires », en particulier sur le plan de la vie familiale, ou les immigrés sur la manière dont est respectée leur particularité ethnique.

Il se crée d’ailleurs des courants véritablement internationaux. Dans leur campagne contre les centrales nucléaires, Français, Suisses et Allemands se retrouvent tour à tour dans chacun des trois pays, recréant ainsi cet espace rhénan qui est un grand souvenir des régionalistes alsaciens. Ce sont de telles ouvertures qui vont créer des tendances novatrices et libératrices : en débordant les frontières et en entamant le nationalisme territorial suivant le cours des langues. Mais, de façon complémentaire, le régionalisme anti-institutionnel devra invoquer le territoire contre la langue lorsque celle-ci risquera de devenir à nouveau un fixateur nationaliste. Quand l’histoire des ethnies sacralise les origines et magnifie les anciennes structures étatiques, il est utile de rappeler que les grands mouvements sociaux et culturels ne s’arrêtent pas aux clivages des langues.

Le régionalisme est devenu un fait social qui se trouve réfracté dans tous les secteurs de la vie politique. Il n’est pas condamné d’emblée au nationalisme, et il y échappe quand il se connecte avec l’ensemble des luttes qui sont en cours pour arracher les rapports sociaux aux déterminations autoritaires et au conditionnement de la technocratie capitaliste. En fait, il constitue lui-même un élément de connexion efficace, quand il lie les revendications sur la préservation de l’espace, sur l’aménagement des villes, avec la dénonciation de l’aliénation économique et les besoins de communication culturelle. Il participe ainsi à cette « révolution culturelle » qui vise la transformation de tous les rapports sociaux. La place de cette révolution culturelle dans l’ensemble du processus révolutionnaire appelle un autre débat, qui lui aussi s’insère dans la discussion générale sur la postérité de mai 68. Ce n’est pas la révolution, mais cela peut être la progression de la révolution sur un plan de la réalité, et le point où elle sera parvenue quand des remous secoueront d’autres plans a son importance.

Une dernière considération annexe : le fédéralisme, qui est resté longtemps en France une idée abstraite et sans impact sur les aspirations et les comportements politiques, commence à prendre corps. C’est là aussi un changement qui peut avoir des répercussions à plus ou moins longue échéance.