La coopération : son idéologie.

Salariat et travail associé.

Dans l’état de salariat ; le salarié est en double position d’infériorité (ou d’exploitation). En premier lieu il ne perçoit pas le revenu intégral de son travail (plus-value) et deuxièmement, il est en état de dépendance pour l’exécution de son travail : non-propriété des biens de production, hiérarchie(s).
Les coopératistes sont conscients de ce grave problème et ils ont tenté de mettre fin à cet état d’aliénation de la classe ouvrière. Lavergne se propose "de montrer qu’il appartient à l’ordre coopératif de remplacer le régime actuel du travail par un statut entièrement nouveau : au salariat qui prendra fin sera substitué le régime du travail associé !’.

Ceci est rendu possible par la double participation de l’ouvrier. D’abord en tant que consommateur, par le système de répartition des bénéfices au moyen d’une ristourne. Chaque producteur (salarié) est aussi consommateur, donc la dichotomie exploiteur-exploité disparait en régime coopératif. "L’ouvrier a tout le bénéfice de la propriété puisqu’il profite de la ristourne ou/et du bon marché du produit". Ensuite, l’ouvrier participe à la gestion de l’entreprise par une représentation au conseil d’administration.

Le travail associé aurait pour autre originalité d’être un agent stabilisateur. Plus de hausse de salaire et de prix. "Dans un régime où les coopératives seraient nombreuses et domineraient le marché, toute hausse de salaire qui ne résulterait pas d’un accroissement notable du rendement industriel serait une ineptie, car cette hausse serait très rapidement absorbée par une hausse équivalente des prix... En régime coopératif, c’est dans la diminution du prix de la vie que les salariés, comme tous les consommateurs, trouvent une augmentation de leurs revenus... Si en régime coopératif une hausse générale des salaires est_sans intérêt pratique, par contre une diminution des heures de travail, consécutive à une invention technique qui accroit le rendement du travail, garde pour l’ouvrier toute son utilité. L’homme ne vit pas pour travailler mais bien l’inverse, il travaille pour pouvoir vivre. L’accroissement des loisirs, condition de toute culture restera précieux. Le tout sera une question de mesure : l’accroissement des loisirs n’est à désirer que lorsqu’un niveau économique suffisant a été atteint".

L’organisation concrète du travail va s’en trouver transformée.

Coopératives de main-d’oeuvre ou coopératives de travail.

Charles Gide expose sa conception en ces termes : "Ce qui fait que l’ouvrier ne veut pas de salariat, c’est qu’il se sent dépendant du patron et plus encore du contremaître, qu’il est soumis à la discipline de l’usine, encaserné, qu’il n’est qu’un. instrument... Mais avec le nouveau système cela change... Les ouvriers groupés organiseraient leur travail à leur gré. Et le patron ne s’occuperait que de la direction financière et commerciale, ce qui est son véritable rôle".

Dans l’organisation du travail coopératif au sein des entreprises, les travailleurs ne louent pas individuellement leur force de travail ; ils prennent collectivement , moyennant un prix convenu, la responsabilité de l’exécution d’un ouvrage.
"Nous voilà à "notre compte", Révolution : il n’y a plus un instant à perdre. Plus un effort à gaspiller. Plus une capacité à ne pas utiliser au maximum". Ainsi s’exclamait dans son enthousiasme Dubreuil. Cette expérience dans une usine de construction mécanique, nous rappelle les récentes réformes patronales sur l’abolition du travail à la chaîne. Hélas, si au début du siècle une telle revendication semblait révolutionnaire, maintenant, elle ne dissimule pas ses arrière-pensées : augmenter la production et diminuer les frais de coulage, d’absentéisme... De toute façon, une telle revendication n’empêche pas la formation d’une plus-value. Car 1a propriété des biens de production reste toujours dans les mêmes mains. Dubréuil, dans sa naïveté, exprime aussi involontairement le revers de la médaille d’un tel procédé : "Puis maintenant, attention à la qualité du travail. Il ne s’agit pas d’avoir des contestations de cet ordre au moment de la livraison des pièces !, "(A chacun sa chance. L’organisation du travail fondée sur la liberté)"de Hyacinthe Dubreuil.

Une autre application de ce principe d’organisation coopérative du travail est la "Commandite d’atelier" surtout innovée dans l’imprimerie. Cette "Commandite apprend aux ouvriers à se rendre plus capable d’administrer la part qui leur appartient en propre : l’exécution matérielle de l’oeuvre. Elle ne prétend pas transformer toute la société. Elle fait mieux : elle prépare les associés à prendre toute leur part de responsabilité dans n’importe quelle société, celle d’aujourd’hui et celle de demain".

La commandite la plus connue fut sans doute le journal "l’Atelier" qui appliquait les théories de Buchez.

Coopérative et hiérarchie.

Tous les auteurs sont unanimes à reconnaître la nécessaire autorité démocratique. Les coopératives ne doivent pas devenir des basses-cours. L’autorité librement consentie, parce que démocratique, est de rigueur. Paul Lambert précise même que "le dirigeant d’une coopérative doit réunir des qualités exceptionnelles. Il ne suffit pas qu’il soit administrateur avisé, il ne suffit pas qu’il soit un homme informé des problèmes économiques généraux, de l’évolution de la demande, de la situation précise de son affaire. Il faut qu’il soit un orateur au meilleur sens du mot. Il faut qu’il soit capable d’imposer à son auditoire l’attention, même quand il explique le bilan de son entreprise. Il faut qu’il soit capable de répondre sur le champ, à n’importe quelle critique et objection... " (Encore une fois information = pouvoir).

Coopératives et syndicalisme
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Selon Lavergne "le régime coopératif régnant, les syndicats ouvriers garderont pour la classe des travailleurs une réelle utilité, encore que la question du niveau de rétribution ait disparu. Les modalités d’exécution matérielle du travail, sa durée, son intensité, la fixation des repos, les règles de discipline seront à débattre et à améliorer. Organisations coopératives et groupements ouvriers, en confiance mutuelle s’a- , boucheront, concluront des conventions collectives et verront sous quelles formes et dans quelle mesure on pourra, de pair avec le progrès de la technique industrielle, diminuer l’effort quotidien des travailleurs". Le rôle du syndicat n’est ni de gérer une entreprise, ni même de s’instituer en coopérative de production. I1 doit garder son rô1e de surveillance dans l’application des conventions et des assemblées générales.

Toutefois, Charles Gide affirme "ce n’est qu’avec l’appui des syndicats ouvriers que l’idée coopérative pourra faire la conquête des masses". Ce que Ernest Poisson a formulé plus radicalement : "la doctrine syndicaliste est soeur jumelle de la coopération". Et, comme nous l’avons remarqué précédemment ceci se confirme au début du XIXème siècle. Paul Lambert fait un acte de foi dans le syndicalisme de la coopération : "Syndicalistes et coopérateurs, si nous nous sommes séparés, ce ne fut que pour une spécialisation du travail. Aujourd’hui et demain, par delà le capitalisme, nous nous retrouverons coude à coude".

C’est un retour aux sources.

Coopération et lutte de classes

"Révolution", "travail associé", "socialisme", trois mots qui reviennent souvent. Mais la coopération diverge fondamentalement d’avec le socialisme en général : c’est bien entendu sa non-acceptation de la lutte de classes qui le particularise.
D’abord, la définition du mot "classe" n’est pas la même chez les uns et les autres. Pour Lavergne, "toutes différences sensibles dans les niveaux de vie, plus encore dans les niveaux d’instruction et de culture, dans les degrés d’éducation, dans le raffinement des sensibilités et la subtilité des politesses, créent ces grands groupes humains qui ont nom : classes sociales... Tout groupe de profession similaire engendre une classe distincte des autres". I1 continue en affirmant : "Toujours ont existé et toujours existeront au sein de chaque collectivité humaine des divisions... Pas de plus grande erreur que celle qui consiste à croire que la division en classes est le lot du seul régime ayant le profil capitaliste pour but,.,"
Paul Lambert précise pour sa part que "la lutte de classes n’est pas l’essence du socialisme : ce n’est qu’un moyen parmi d’autres et, non une fin. Les socialistes y ont eu recours lorsqu’ils se sont aperçus de la vanité des appels d’Owen et de Fourier à la bonne volonté des classes dirigeantes. Ils ont alors opéré cette liaison -que Marx a consacrée- entre le socialisme et la classe des salariés. Mais la coopération, dans les limites de son domaine, est déjà une société sans classe, quelle qu’ait été l’origine sociale de ses adhérents. Elle pousse l’ensemble de la communauté au socialisme par ses moyens propres : par sa propre extension",
Bernard Lavergne, comme Charles Gide, se place dans la lignée des socialistes associationnistes qui sont tous "par essence des pacifiques". S’en prenant au marxisme, Lavergne constate que "le marxisme fait du socialisme un mouvement de classe qui ne doit profiter qu’à une seule catégorie sociale ; le socialisme associationniste, comme de nos jours le coopératisme pense que l’ordre social pourra être réglé de façon telle que les riches comme les pauvres y trouvent leur avantage.

Rien de plus compréhensif, de plus universel, de plus cosmique même que l’une et l’autre doctrine". C’est reprendre l’enseignement de Charles Gide à l’une de ses conférences du Collège de France : "le coopératisme a ceci de commun avec le socialisme prémarxiste de n’être pas révolutionnaire ; il n’a demandé, à aucune époque, l’expropriation des classes possédantes et des capitaux déjà appropriés... Le coopératisme a conservé le caractère, j’oserai dire aimable du socialisme français d’avant 1848 "Lavergne argumentant de l’inéluctabilité des différences entre les hommes, précise que "l’ordre coopératif laissera subsister les classes sociales différentes du moment que les traitements et revenus resteront inégaux quoiqu’un peu moins qu’aujourd’hui. Mais, tous les citoyens ayant la rétribution de leur travail pour source principale de gain, les fonctions publiques et privées étant ouvertes à tous, il n’y aura plus de motif de haine entre les citoyens". (C’est considérer l’individu dans une société marxiste comme une pièce standard).

Pour conclure ce paragraphe, nous citerons un assez long passage de la "Révolution Coopérative" pour sa clarté et son piquant.

"Le coopératisme -ce socialisme de l’occident- vaut d’être loué, car il est le seul à prendre son point d’appui dans la collaboration, la sympathie réciproque des classes sociales, non dans la coercition et la haine. Or, il faut bien le proclamer, la haine des classes, qui n’est que l’égoïsme humain transposé sur le plan social, si elle est naturelle à l’homme, ne produit que la stérilité et la mort. Prêcher la lutte des classes n’est pas seulement une mauvaise action, c’est une erreur de l’esprit, car l’instruction démontre, comme le coeur le pressent’, l’interdépendance des classes, lé besoin émouvant qu’elles ont . les unes des autres. Contrairement à la paradoxale affirmation du marxisme, dans toute nation existeront toujours des classes différentes, car les classes naissent des fonctions, lesquelles nécessairement demeurent multiples. Mais toutes les classes, en régime coopératif, ont les mêmes intérêts fondamentaux".

La coopération comme renforcement du traditionalisme en économie.
La coopération se veut remède universel des problèmes de l’injustice sociale et des répartitions des richesses. Elle est née du développement du capitalisme. Le "capital" avec la grande révolution de 1a vapeur a chamboulé les structures traditionnelles de la vie et de l’économie. La coopération est, on peut le nier et les analyses que nous ne venons de faire l’attestent, "soeur jumelle" du syndicalisme et du mouvement ouvrier. Mais il y a en elle des éléments "douteux" qu’il ne faut surtout pas négliger.

Face au capitalisme bourgeois (le grand capital), les petits propriétaires (paysans, artisans, petits industriels) ont subi des "dommages" irréversibles. C’est ce qu’Engels analyse très justement dans "le rô1e de la violence dans l’histoire" : "la violence joue un rô1e dans l’histoire, un rô1e révolutionnaire,., elle est l’accoucheuse de toute vieille société qui emporte une nouvelle dans ses flancs". (La violence étant ici exploitation, le chômage, la misère, l’exode vers la ville et le dépeuplement des campagnes).

Les "petites unités de base" ont trouvé leurs "moyens de défense et de contre-attaque" dans l’organisation coopérative. En se groupant, les petits paysans luttent contre les grands propriétaires, les artisans et les petits industriels se défendent contre la grande industrie. Mais ce faisant, ils deviennent à leur tour,plus tributaires du "capital" (rôle primordial et indispensable du crédit) et rentrent de plain-pied dans la bureaucratie capitaliste, (Nous reviendrons plus loin sur ce phénomène d’intégration).

La coopération prend donc figure d’instrument de survie et de mutation rapide pour les petites unités en péril.

De plus, la coopération se double d’une conception très douteuse des relations humaines. Sa devise est "Self-help et chacun pour tous". Ce que Charles Gide exprime en ces termes sans équivoque : "le self-help c’est-à-dire la fierté de pourvoir à ses propres besoins par ses propres moyens, être soi-même son marchand, soi-même son banquier, soi-même son prêteur, soi-même son patron, "Le chacun pour tous, c’est-à-dire le désir de chercher la libération non pas seulement pour soi mais pour autrui et par autrui, ne pas vouloir son salut seul", _Le fondement de la coopération est donc un individualisme institué sous forme d’un libéralisme économique efficace, "Le terme "individualisme" comporte présentement et à haute dose la connotation "concurrence, compétition, exclusion des autres, arrivisme, lutte au couteau, bref jungle". C’est l’acceptation de l’idéologie dominante", (Le Torchon brûle n° 4 page 17), Lavergne résume très bien ce syncrétisme dans sa phrase : "conciliation originale et honorable pour tous entre les doctrines de l’individualisme privé et les théories d’inspiration socialiste, voilà donc le coopératisme". Et dans son livre écrit après Mai 68 "Le socialisme à visage humain" il déclare qu’il faut se préserver à droite : du capitalisme du grand capital et des monopoles, et à gauche du collectivisme marxiste aliénant et extincteur des libertés individuelles,

LE COOPERATISME : UN CAPITALISME A VISAGE HUMAIN.

La coopération comme Morale et comme... Religion,

Les paroles se suffisent largement à elles-mêmes, nous nous contenterons de les rapporter,

A Leeds, en 1881, au service religieux qui traditionnellement précède les congrès coopératifs, l’évêque de Carlise disait ; "Je pense que ce n’est pas céder à la fantaisie mais être en accord avec la vision la plus claire des faits que dire, de la réunion des disciples de N, S : Jésus-Christ le jour de la pentecôte qu’elle fut l’inauguration de la première et de la plus grande société coopérative".
Charles Gide prononça pour l’inauguration du Musée de la Coopération en 1931, dans 1a petite boutique où la Société des Equitables Pionniers de Rochdale commencèrent leurs opérations, ces mots :

"Toute religion a sa légende, ses saints, ses lieux de pèlerinage ; elle ne peut s’en passer. Et la coopération les a aussi, parce qu’elle est une religion. Elle a ses 28 apôtres qui n’étaient pas des pêcheurs, mais des tisserands ; elle a sa crèche dans Road Lane, où elle est née, la veille de Noël. Elle va avoir son musée, où l’on exposera ses reliques et où de longues processions de pèlerins viendront s’agenouiller du moins se recueillir dans la commémoration de l’oeuvre la plus grandiose qui soit sortie de mains d’ouvriers... "

"La coopération de production réunissant dans les mêmes mains le capital et le travail, est le but de la réforme professionnelle chrétienne" Paroles prononcées au 2ème congrès de la Ligue Démocratique belge 1893,
"La chrétienté aussi reconnaît l’association comme le seul principe légitime et, par là, elle est socialiste„ , Parce que nous sommes chrétiens nous sommes socialistes",.F, D, Maurice

Lavergne nous livre ses émotions en ces termes :

"C’est un des plus hauts mérites de l’esprit de charité chrétienne d’avoir, depuis quelque deux mille ans, d’instinct et comme inconsciemment, posé les premières assises du statut économique qui depuis un siècle acquiert une force grandissante : à savoir l’ordre coopératif ; celui-ci avec le mécanisme de la ristourne aux achats, donne une forme méthodique et pratique à l’idée chrétienne de la vente à prix coûtant par toutes les oeuvres charitables",

"A la base de l’ordre coopératif, il y a la certitude intellectuelle, la conviction morale que l’amour est plus grand que la haine. Ainsi la coopération est-elle comme la démocratie, toute pénétrée d’esprit chrétien. Restituant à chacun le profit fait sur lui, réalisant donc par là le "juste prix" qui, depuis Saint-Thomas d’Aquin, n’a pas cesser de hanter l’imagination humaine, le coopératisme est le seul ordre fécond auquel l’amour chrétien se trouve conduit quand il veut incarner dans les faits la Justice sociale",