PENSEE ET ACTION : UNE VERIFICATION CONTINUE

Ce contexte, élargissant le point de vue subjectif de l’explication INTERNE, doit être cherché dans l’aire du mouvement social, surtout ouvrier et paysan, qui constitue le champ d’action naturel de l’anarchisme. A ce niveau, l’élargissement du point de vue subjectif à une dimension plus vaste, mais aussi simultanément plus hétérogène dans sa composition et dans ses tendances, pose le problème du rapport non seulement entre pensée et action dans l’anarchisme, mais aussi, parallèlement, du rapport entre ce dernier et le mouvement social(15). En ce qui concerne le premier aspect, on peut se demander comment " lire" ce rapport qui constitue la prémisse fondamentale de notre interprétation. A notre avis, pour faire ressortir la constante historique de l’anarchisme — ce qui est le problème de fond - il faut que la vérification entre praxis et intentions idéologiques SOIT CONFIRMEE PAR UN RAPPORT NON CONTRADICTOIRE ENTRE CELLE-CI ET LES FINS ULTIMES DE LA PENSEE ET DE L’ACTION , considérés ici comme le reflet l’un de l’autre.

Ainsi, par exemple, pour comprendre dans quelle mesure les lignes théoriques du fédéralisme proudhonien se sont faites histoire dans les formes organisationnelles anarcho-syndicalistes et plus particulièrement dans la forme française, on doit effectuer une comparaison qui fasse ressortir de cette traduction une continuité historique non contradictoire : la décentralisation et l’autonomie des Bourses du Travail illustrent cette continuité(16). le sorélisme et le "syndicalisme pur" qui en résulta la contredisent (17) Ainsi la théorisation bakouninienne de l’alliance classe ouvrière/masses paysannes doit être recherchée dans la critique anarchiste de la conception marxiste de la lutte de classe et donc. sur le terrain historique, dans les défaites répétées de la classe ouvrière qui dans le sillage de cette conception, négligeait l’importance fondamentale de cette liaison (la Commune de Paris et la République bavaroise n’en sont que les exemple les plus fameux). Comme on le voit. il ne s’agit pas seulement de quantifier le problème mais aussi de le qualifier. en ce sens que le rapport entre pensée et action n’est pas seulement un rapport entre l’idéologie et sa diffusion sociale mais également un rapport relatif à la façon dont se produit cette traduction.

Mais que signifie ce discours ? Selon nous, il recouvre simultanément deux aspects. Le premier concerne l’interprétation historique de ce rapport, lequel se présente "institutionnellement" non sous la forme de la division entre mouvement anarchiste spécifique et mouvement social général, mais par la compénétration du premier dans le second dans la mesure ou il l’interprète révolutionnairement, annulant donc toute orientation organisationnelle hiérarchique (sur ce dernier point, nous verrons aussi le problème des éventuelles "dégénérescences" à l’espagnole). Le deuxième aspect, au contraire, porte sur quelques problèmes de technique historiographique et philologique : il s’agit d’une part de lire "anarchistement" des événements ou des formes de pensée qui ne se sont pas présentés "officiellement" comme tels (18), de l’autre, pour ne pas tomber comme Daniel Guérin(19) dans des erreurs d’appréciation, soumettre ces pièces à une lecture attentive et rigoureuse de l’idéologie et de la théorie anarchiste (20).

Pensée et action, avons-nous dit. Avant tout, essayons d’interpréter ce rapport à l’intérieur de la dimension spécifique de l’anarchisme. Donc problème de vérification précise entre doctrine et action - la première s’expliquant par la seconde et réciproquement - problème qui selon nous introduit le discours de la reconstitution d’UNE CONSTANTE HOMOGENE A L’INTERIEUR DES MANIFESTATIONS PLURALISTES DE L’ANARCHISME. Celles-ci marquent et confirment justement les limites de superposition "autoritaire" entre mouvement spécifique et classes exploitées, en ce sens que le premier n’impose pas aux secondes un schéma préconstitué - comme c’est par exemple le cas du marxisme - mais en exprime précisément les multiples tendances pour autant que celles-ci sont HISTORIQUEMENT révolutionnaires. Mais comme pour être telles ces tendances doivent émerger de façon spontanée et libre -c’est-à-dire de manière autonome - il y a une coïncidence entre celle-ci et l’anarchisme : coïncidence pratique et théorique parce que ce dernier est également, comme on le sait, pluralité et autonomie. Nous ne sommes cependant pas d’accord avec Jean Maitron lorsqu’il définit ce pluralisme - qui comprend l’antimilitarisme, l’éducation anti-autoritaire, les expériences de communauté libre, etc. - comme une " dispersion des tendances " (21) , l’imputant au manque " de cohésion doctrinale de l’anarchisme" (22) . Reste plutôt à savoir jusqu’à quel point certains de ces courants, spécialement ceux relatifs à l’efflorescence individualiste de la fin du siècle dernier, ont été des expressions authentiques de celui-ci.

Mais outre ce dernier problème en un certain sens marginal, reste toujours ouverte la question relative à une SUBORDINATION DE FAIT de l’action à la pensée, considérées ici l’une comme expression du mouvement spécifique et l’autre comme expression du mouvement social, hiérarchisation qui s’est quelquefois présentée par exemple en Espagne dans le rapport FAI CNT. Maintenant, du moment que le nœud à dénouer pour comprendre cette SUBORDINATION se trouve dans les conséquences historiques de la division entre mouvement politique et mouvement économique - division décidée à la Conférence de Londres de 1871-, nous devons analyser ces conséquences pour saisir dans quelle mesure l’anarchisme les a subies (en les renversant cependant positivement) Examinons les donc brièvement en partant de la racine théorique qui les a engendrées : la conquête du pouvoir politique prônée par les marxistes. Mais que signifiait cette conquête par rapport à l’idée et à la pratique internationaliste. A notre avis cela signifiait leur total renversement. En effet, pour conquérir le pouvoir politique les classes inférieures auraient dû effectuer la lutte A L’INTERIEUR des frontières nationales. Ce n’est que dans ces limites, c’est-à-dire à l’intérieur de chaque Etat national, qu’elles pouvaient vraisemblablement conquérir ce pouvoir. La conséquence était cependant que l’indissociable binôme de la lutte économico-politique, entendue comme lutte SIMULTANEE contre le capitalisme et d’Etat, était détruit du fait qu’on privilégiait la seconde par rapport à la première. Ce qui n’aurait dû être qu’un moyen (la lutte politique) devenait en fait une fin, et la fin (l’émancipation économique) devenait un moyen. Conséquences : à l’unité (au-dessus des Etats nationaux) des intérêts objectifs des exploités - intérêts fondés sur la lutte économique pour l’émancipation de ces derniers - était substituée l’unité fictive de la lutte politique, avec pour inévitable résultat que l’initiative révolutionnaire des exploités restait conditionnée par l’initiative stratégique des Etats nationaux (23). (Entre parenthèses : à notre avis. ce sont là les racines historiques de l’impuissance de la Seconde Internationale face à la Première Guerre Mondiale).

Si cette interprétation est juste, il devient donc évident que la SUBORDINATION DE FAIT DE L’ACTION A LA PENSEE, pour autant qu’elle s’exprime dans les exemples rapportés plus haut ou même dans d’autres, a été due à une carence de la pratique internationaliste de la part de l’anarchisme. En outre, il devient tout aussi clair qu’en favorisant l’initiative stratégique des Etats nationaux, cette carence favorisait simultanément l’action directement répressive de ceux-ci, avec pour conséquence que le mouvement révolutionnaire en général et anarchiste en particulier se substituait et se superposait au prolétariat - qui dans de tels moments tendait à se mettre sur la défensive -, donnant lieu ainsi à cette SUBORDINATION.

En tenant compte de cette dimension - ambivalente, comme nous l’avons dit (24) - il est maintenant possible de voir dans quelle mesure la diffusion de l’anarchisme dans les masses permit à ces dernières de le pratiquer dans ces moments et dans ces formes qui ne se révélèrent pas "officiellement" comme tels. Avec ce critère nous entendons regrouper la pratique anarcho-syndicaliste et toutes les pratiques sociales libertaires. A ce niveau, le travail à effectuer pour retrouver ces mouvements des classes exploitées devient extrêmement problématique. Le deuxième aspect de la question posée au début de ce paragraphe, celui relatif à la GENERALISATION DE L’ANARCHISME et à une reconstitution en dehors de ses limites proprement dites, se livre maintenant tout entier : mouvement social et mouvement spécifique, lutte de classe et lutte révolutionnaire, anarchisme et syndicalisme, etc., confluent ici en une structure intégrante difficile à distinguer dans ses composants. En effet, comment évaluer, interpréter, définir et reconnaître cette GENERALISATION ? Réponse : EN LISANT L’ACTION REVOLU ONNAIRE (LIBERTAIRE ET EGALITAIRE) DES OPPRIMES COMME UNE PENSEE ANARCHISTE QUI S’EST FAITE HISTOIRE.