René FORAIN.
1- POUR UN RENOUVEAU DES RECHERCHES LIBERTAIRES - 1 Avril 1965
Avril 1965

Au dernier congrès de la Fédération anarchiste, à l’occasion des inévitables discussions sur l’actualisation de nos idées, un certain nombre de participants se sont mis d’accord sur la nécessité de mettre sur pied des « groupes de recherches », La réalisation de ce projet n’a guère avancé. Non pas par indifférence, mais parce que la première formule envisagée était fastidieuse et peu efficace : la préparation d’une série de fiches qui, polycopiées, seraient envoyées aux individualités et aux groupes intéressés. II apparaît, tout compte fait, qu’un gain de temps considérable et une utilisation plus directe du travail effectué pouvaient être obtenus par le recours à la presse anarchiste, et plus spécialement au Monde libertaire. Nous publierons donc ici, aussi régulièrement que possible, les études des « groupes de recherches libertaires ».

Il faudra préciser tout d’abord l’esprit de cette initiative et le plan de travail proposé.

Un besoin généralement ressenti

La nécessité d’un travail de recherches coordonné n’est pas éprouvée seulement à la F.A. En marge de notre organisation, des groupes et des isolés se sont mis à l’œuvre sans attendre un coup d’envoi « officiel ». A preuve la circulaire diffusée en janvier par le groupe « Noir et rouge ».
« Nous avons trouvé, dit la circulaire, un nombre étonnement élevé de camarades qui travaillent, soit isolément, soit en petits groupes, sur tel ou tel aspect de l’anarchisme ; le plus souvent, leur travail est inconnu et isolé (...). En face de ces faits très positifs, il y a quelque chose de profondément aberrant et incompréhensible : non seulement !es efforts sont isolés et ignorés, mais ils sont faits sans aucune information ni aucune liaison mutuelle (...). II y a un gaspillage énorme, dans les travaux parallèles, les travaux purement techniques (recherches bibliographiques, lectures, compilations, traductions) - ce qui limite le travail original et créateur. Ainsi, malgré la bonne volonté, les capacités certaines, les résultats sont très modestes, lents et inégaux. »

II n’est pas question de faire de « Recherchés libertaires » l’organisme planificateur de toutes ces tentatives éparses, ni même le centre d’études de !a F.A. Nous essayerons de couvrir un secteur précis, en collaborant avec des camarades qui peuvent ne pas être de la Fédération. Nous échangerons nos informations avec d’autres équipes déjà constituées (la plus avancée semble être pour le moment « Noir et rouge »), nous choisirons des questions qui ne figurent pas en priorité sur leur plan de travail. Là où se produiront d’inévitables interférences, nous leur demanderons leur contribution ou leur proposerons la nôtre.

Nous publierons le mois prochain un projet commenté de plan de travail. Deux lignes directrices guideront ces recherches : la confrontation des hypothèses et analyses fondamentales de l’anarchisme avec les méthodes et les résultats des « sciences de l’homme » ; la relecture de nos « classiques » à partir de questions précises sur leurs méthodes, dans l’éclairage des techniques actuelles.

Une anthropologie libertaire

Le premier souci de « Recherches libertaires » sera de définir les postulats, les méthodes et les principaux champs d’application d’une « anthropologie » libertaire. Quelles sont les conditions, les critères, les procédés d’une psychologie libertaire, les sciences de l’homme ont-elles fait avancer la résolution des problèmes posés par les théoriciens anarchistes ? L’anarchisme peut-il proposer des hypothèses fertiles dans certains domaines de la sociologie ou de la psychologie ?

Est-il possible d’établir et de développer une science des cheminements de la liberté ? Une sociologie, psychologie, une histoire de la liberté ? II est évident que la caractéristique d’une méthode libertaire, c’est non seulement l’importance primordiale accordée au problème de la liberté, mais l’hypothèse que la liberté, individuelle et collective, intervient effectivement dans le monde réel. Dans l’entrelacement et les lacunes des déterminismes, l’enquête libertaire fait apparaître les degrés, les modifications, les progrès et les échecs de la liberté.

C’est pour l’élucidation d’une telle méthode qu’on relira les théoriciens socialistes et anarchistes. Ainsi pouvons-nous chercher dans l’œuvre dé Proudhon la première ébauche d’une sociologie libertaire, la première élaboration d’une dialectique libertaire. On n’a pas assez rendu justice à sa constance à dégager en même temps la part des déterminismes sociaux et celle de l’effort créateur collectif dans le devenir de la société, à son refus de tout fatalisme. II ne s’agira pas de faire du « proudhonisme », mais de dégager la spécificité d’une approche libertaire de la réalité sociale.

Des œuvres récentes, dues à des auteurs sans attaches avec notre mouvement, faciliteront cette confrontation entre la recherche actuelle et les théories anarchistes. Pour Proudhon, par exemple, des travaux de Georges Gurvitch présentent une analyse à la fois compréhensive et critique (1).

Faciliter la transition

Deux nouveaux axes de recherches prolongent cette mise au point d’une méthodologie libertaire. Elle exige d’abord une réflexion philosophique sur la liberté et plus généralement sur la réalité humaine. II nous faut ainsi nous retourner, dans l’histoire de la philosophie, vers les œuvres plus particulièrement préoccupées du problème de la liberté, voir aussi comment se situe le débat dans la pensée contemporaine. En même temps, et c’est le travail le plus aisé, mais non pas le moins utile, nous aurons à rendre compte des études et enquêtes récentes sur les questions auxquelles l’anarchisme a toujours attribué une importance cruciale : l’évolution des différentes formes d’Etat et leurs rapports avec la vie sociale, le développement de la bureaucratie, l’individu dans la civilisation de masse, l’aliénation et la contestation dans la vie quotidienne, la gestion collective, etc.

Tout cela manquera de brillant et d’originalité. Nous ne pouvons espérer faire de sitôt œuvre originale : Une longue remise à jour est d’abord nécessaire. Elle n’ira pas sans découvertes à retardement, sans enthousiasmes hâtifs Une période de transition est forcément chaotique. Nous avons - et je pense à tous ceux qui entreprennent simultanément la même tâche - à forcer le passage qui mène de la stagnation prolongée à l’activité intellectuelle novatrice et fertile. C’est un passage particulièrement ardu, qui risque d’être long et fastidieux. Mais l’effort collectif pourra servir de stimulant, et l’intérêt devrait s’accroître d’étape en étape.

René FORAIN.

(1) « Proudhon sociologue » (Centre de documentation universitaire, 1955) et « Dialectique et sociologie » (Flammarion, 1962).


Cet article est paru dans le numéro d’avril 1965 du "Monde libertaire"