SOCIALISME OU BARBARIE par Philippe Gottraux

Ce texte m’a été donné par Philippe Bourrinet dont le travail est en ligne sur http://www.left-dis.nl/f/
et publié avec l’accord de l’auteur. Merci à eux. Pour autant on peut le trouver tel quel sur un site révisionniste auquel je fais allusion dans le texte sur "la vieille taupe". Ce n’est pas le fait de l’auteur ni de mon fait. Il n’y a pas et ne peut y avoir l’ombre d’une collaboration entre nous. C’est la conséquence de la liberté d’Internet sur laquelle il n’est pas question de revenir. P.S.)

Une revue iconoclaste dans la France de l’après-guerre*

Pour qui s’intéresse de près à l’histoire politique et intellectuelle de l’après-guerre en France, la rencontre avec la revue Socialisme ou Barbarie apparaît aujourd’hui évidente 1. Pourtant, à l’époque de sa parution, soit entre 1949 et 1965, la revue resta parfaitement confidentielle et très largement méconnue. Aujourd’hui, il est difficile d’ignorer ses énoncés iconoclastes d’alors sur le caractère non socialiste (voire totalitaire) de l’URSS, émis à partir d’un point de vue radical et dans un contexte où l’immense majorité de l’intelligentsia de gauche succombait aux sirènes de la " Patrie du Socialisme " et confondait marxisme et stalinisme (voir encadré, p. 44).

Une origine toute militante

On ne saurait se méprendre cependant sur la nature de cette singulière expérience collective : avant d’être une revue, Socialisme ou Barbarie se présente d’abord comme un groupe politique d’extrême-gauche inséré en tout premier lieu dans le champ politique radical 2. En conséquence, l’édition de la revue représente aux yeux du groupe une médiation politique, un moyen de diffusion d’idées, certes le plus important parmi les autres activités militantes et éditoriales orientées vers la praxis 3. Cette identité militante d’extrême-gauche est réaffirmée à maintes reprises dans la revue ou dans les comptes rendus des activités du groupe.

Ainsi, dès le premier numéro, les " socio-barbares 4 " mettent les choses au point quant à la nature d’abord politique qu’ils entendent donner à leur entreprise et rappellent la perspective visée : construire une nouvelle organisation révolutionnaire. Ils cherchent alors à se prémunir de la critique habituellement adressée à qui se sépare du Parti (en l’occurrence trotskiste et de petite taille), celle de virer " à droite " et/ou de se replier sur la sphère privée : " Nous ne partons pas pour nous rallier à quelque mouvement centriste du type RDR ou pour rentrer chez nous, mais pour jeter les fondements d’une future organisation révolutionnaire prolétarienne 5. " De surcroît, les socio-barbares se démarquent ouvertement et non sans ambition d’une démarche exclusivement intellectuelle : " Nous pensons que nous représentons la continuation vivante du marxisme dans le cadre de la société contemporaine. Dans ce sens nous n’avons nullement peur d’être confondus avec tous les éditeurs de revues "marxistes", "clarificateurs", "hommes de bonne volonté", discutailleurs et bavards de tout acabit. Si nous posons des problèmes, c’est que nous pensons pouvoir les résoudre 6. " Cette présentation de soi offensive traduit autant la tentative de se positionner dans le champ politique radical qu’une aversion pour les démarches qui se contentent " de traiter les questions théoriques pour elles-mêmes 7 ".

Certes, ces proclamations ne signifient pas encore que les pratiques effectives suivent. Nous ne saurions pourtant comprendre ni les actes des militants ni l’orientation de Socialisme ou Barbarie (ses prises de positions et ses multiples polémiques) sans se référer à cette matrice identitaire originelle qui va structurer l’ensemble de ses comportements. Tenir compte de cette identité militante auto proclamée, c’est accorder de l’importance aux sens que les acteurs donnent à leurs actes et reconnaître qu’il contribue à façonner leurs pratiques. Mais nous ne pouvons, dans un autre mouvement, en rester là, tant les représentations des acteurs ne suffisent pas à rendre compte de leurs actes. Ainsi, si le recul historique contribue à ne retenir de l’aventure de ce collectif que l’édition d’une revue, c’est que dans les faits, en dépit des proclamations et tentatives militantes des acteurs, l’impact effectif du groupe passe presque exclusivement par ce vecteur 8.

Quoi qu’il en soit, l’inscription initiale du groupe Socialisme ou Barbarie dans le champ politique ne dispense pas d’analyser la revue pour elle-même. Il n’est dès lors pertinent de voir en quoi l’identité militante du groupe oriente la revue, dans ses visées, son contenu, sa forme, ainsi que dans son mode de production. Cet article se propose d’abord de montrer, par quelques touches significatives, comment l’autodéfinition militante se double d’une attitude polémique envers le champ intellectuel, contredisant l’indifférence initialement proclamée à son encontre. Quelques indications sur le fonctionnement du groupe doivent ensuite indiquer combien la revue est dépendante de ses origines d’extrême-gauche et, enfin, en quoi cette matrice conditionne en partie le sabordage de cette riche expérience.

Comme militants dissidents du trotskisme, les socio-barbares s’adressent donc en premier lieu au milieu révolutionnaire de l’époque, c’est-à-dire qu’ils entendent, selon leurs termes, se présenter " devant l’avant-garde des ouvriers manuels et intellectuels 9 " à l’aide de leur publication. À cette date, les enjeux spécifiques organisant le champ intellectuel ne les préoccupent pas, du moins en tant que groupe. Et si Claude Lefort intervient dans la revue Les Temps Modernes, il le fait à titre personnel, sous la protection de Maurice Merleau-Ponty, dans le cadre de son trajet d’intellectuel et non pas comme porte-parole identifié de Socialisme ou Barbarie 10. Les interlocuteurs réels ou recherchés, les agents avec lesquels le groupe est en relation, sont d’abord les rares autres organisations révolutionnaires, les militants dits d’avant-garde. Socialisme ou Barbarie ne se soucie guère du champ des revues où interagissent des titres comme Esprit, Critique, Preuves, Les Temps Modernes ou La Nouvelle Critique éditée par le PCF. De même, les réunions publiques mises sur pied pour débattre politiquement et discuter des articles parus rassemblent essentiellement des militants révolutionnaires d’autres groupes analogues, comme les petites organisations anti-staliniennes " ultra-gauches " bordiguistes ou conseillistes 11, des libertaires ou encore quelques rares trotskistes, venus porter la contradiction, pratique fréquente dans le milieu 12.

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